Chapitre 22 : il est temps d'affronter la revanche-0608240038
Même quand tu n'éprouves pas d'envie,
Alors que la couette t'appelle,
Rien ne vaut l'acrobatie,
D'une journée si belle,
Il est temps de se lever.
Dehors, des rafales passaient, chargées d'une chaleur humide et orageuse. C'était à prévoir ! Le tonnerre claqua d'un coup sec juste avant onze heures. Puis la pluie lessiva à grands seaux les rues de la ville. L'endroit sortait d'une période de température intense. L'eau remplissait le trou central de la place du Capitole qui ressemblait à une mine à ciel ouvert et qui contiendrait bientôt un parking souterrain. Pour l'instant, les ouvriers s'empressaient de recouvrir une porte romaine après l'avoir en partie détruite. Tout autour, les Toulousains circulaient en rond de longues minutes afin de trouver un emplacement afin d’y garer leurs voitures. Georges arriva trempé au café Bibent.
Le garçon salua, au passage, un de ces perdants magnifiques, un certain Vivoux, un troubadour régional, être androgyne à grosses moustaches, qui trônait, chaussé de cuissardes en cuir. Guitariste totalement fauché, il venait là dans le but de voir et de se faire voir en s'arrangeant pour que quelqu’un, au hasard des rencontres, lui paie un verre. Comme tous les jeunes à la mode, il tenait à consommer ici. Georges choisit de rester à l'extérieur, car il y avait dans l'air une agréable odeur âcre de macadam mouillé et de sang du diable. L’adolescent avait décidé de sécher le cours de Sciences de la Vie et de la Terre, et cela le laissait de marbre. Assis à une table que venait de quitter un client, à ses pieds, un petit rat à graisse grasse grouillait et grattait la terrasse. Le jeune homme lui donna un coup de pied, puis commanda un café, ensuite trois et enfin un sandwich au poulet. Comme il s'ennuyait ferme, il se résolut à aller rendre visite à sa mère.
*
« Un crabe, souviens-toi, ça marche.
Un crabe, souviens-toi, ça marche de guingois.
Un crabe, méfie-toi, ça pince, ça pince.
Un crabe, méfie-toi, attention à tes doigts. »
*
Georges arriva au quatrième étage. Il entra sans frapper. Rosa préparait le déjeuner dans la cuisine. Le fils lui fit tendrement la bise. Elle lui demanda :
— Tu viens manger avec nous ?
— Non, merci, je n'ai pas faim, j'ai avalé un sandwich au Bibent.
— Ton père souffre l'enfer ! Il est sur son lit. Veux-tu lui dire bonjour ?
— Non !
Le garçon s'enferma dans sa chambre. Par ailleurs, il mit un vinyle bleu-ciel à un volume élevé sur la platine de son tourne-disque Teppaz. Instantanément, le temps s'arrêta. Le haut-parleur ronflait, la musique rock emplissait tout l'appartement entier. Quelques minutes après, Rosa entra.
— René veut te parler. Va le voir, il ne peut pas bouger.
L’homme était sur le lit, affalé, retourné, complètement déformé. Il était tout jaune, courbé en demi-cercle sur la couverture, une autre personne, une sorte d'animal mal portant aux beaux yeux bleus qui aurait mis un pyjama rayé. Chez lui, la maladie avait évolué, certes, mais dans la mauvaise direction. Les crises se multipliaient et le mal empirait de jour en jour. La douleur dans le ventre le fouettait par instant, comme eût procédé le supplice du knout. ll se leva, entra brusquement dans la pièce de son fils et le fixa avec des pupilles semblables à celles d'un bélier égorgé vêtu d'un pyjama.
— Qu'est-ce que cette musique de dégénérés que tu écoutes si fort ? demanda le père, avec ce qui lui restait de force.
Ses pupilles se fissurèrent en une petite encoche brune et de ce minuscule trou de la prunelle s'écoulait un flot impétueux d'une peinture sombre. À ce moment, les mots à ne pas dire, hurlés de tout près, de trop près peut-être.
— Je vais te corriger, comme lorsque tu étais enfant.
Il haussa le ton et la voix, puis finalement la main. C'est alors que, par réflexe, Georges lui saisit le poignet, lui tordit les doigts en arrière afin de lui en faire sauter les dernières phalanges. De son poing serré, il frappa René au visage si fort que, par le nez brisé, le sang se mit à couler. Le fils termina par un balayage de jambes, comme on le pratique dans le karaté. Le père chuta au sol, cassé en deux, sans force. Il rageait, il protestait, il souffrait, il tremblait, il suffoquait, il perdit connaissance quelques secondes, pareil à un caillou dans l'eau. Du sang dégoulinait de son arcade sourcilière gauche, des taches rouges recouvraient son pyjama. Il venait de perdre sa dignité ainsi que son autorité. Le fils se tenait debout, pâle, sujet au vertige. Il ne savait pas comment freiner sa colère et il la transforma en un récit symbolique. En ce moment, il se voulait le vengeur de tous les enfants battus, des femmes violées, des peuples opprimés. Ce sentiment de puissance lui permit de se contrôler. Il sortit de l'appartement sans jeter un coup d'œil en arrière, fier de l'œuvre accomplie. C'est alors qu'il entendit du bruit. Des voitures, des sirènes. Les voisins avaient appelé la police.
Une fois les policiers congédiés, au bout de cinq minutes, le père reprit ses esprits. Sa femme assise à sa droite. Elle lui dit simplement d'une voix douce.
— Va à la salle de bain, va te laver le visage. Enlève le pyjama, je vais le nettoyer, il est plein de sang.
— Tais-toi ou je vais te gifler, grogna René.
— Bon Dieu ! gémit Rosa.
Il se leva péniblement et tenta de faire quelques pas. Dans ce moment douloureux, il ne reconnaissait plus son environnement. Son épouse le suivait et l'aidait de son mieux. Elle lui a demandé s'il souffrait, il lui a répondu que non. Réponse de bravache, certainement. Maintenant, il était calme et son calme ne révélait pas la sagesse d'un espoir, mais celle d'une honte. Rosa le comprit et ne sut que lui dire. Elle osa un :
— Je te conseille de chausser tes pantoufles. Tu te fais vieux et tu risques de prendre froid par les pieds.
Cette sollicitude affectueuse piqua l'ego de René à la manière des roses qui piquent la peau des doigts des femmes. Pour lui, vieillir, il n'en était pas question. L'homme en fut vexé. Il obéit néanmoins, cependant il se promit de ne plus communiquer avec sa conjointe que dans des discussions banales. Il se tut donc de lui-même et un silence pesant s'installa à l'intérieur du couple. Le mari ne s'occupa plus que d'une seule chose, du crabe qui dévorait son corps petit à petit.
La Maladie de René
L’affection avait élu son domicile chez René Roche depuis des années. Elle était devenue une amie démoniaque qui passait son temps à mieux connaître son hôte. Une fois qu'elle eut fait le tour de la personne, elle décida de s'en séparer. Les conséquences furent si graves que le pauvre homme se retrouva hospitalisé d'urgence. Il fut donc transféré à la clinique Pasteur, située à quelques pas de l’appartement familial, où il fut remisé dans une chambre double. À l'instant précis de son installation, il réalisa aussitôt que son compagnon d’infortune était loin d'être en bonne santé. Cet individu semblait plus proche de la mort que de la vie. Cette situation rendit impossible à René de trouver le repos tant espéré. Son esprit se remplissait d'inquiétude et d'interrogations quant à son propre état physique.
Les heures passèrent d'abord lentement. C'est seulement le lendemain matin que les choses s'accélèrèrent : des assistants médicaux firent enfin leur apparition. Une cohorte de professionnels entama une discussion animée sur la maladie, chacun apportant son lot d'arguments et d'expertises. Le patient les écoutait attentivement, en déchiffrant le sabir médical, cherchant des réponses à ses propres questions. Il sentit confusément et tel un présage que la suite de l'aventure à la clinique Pasteur serait tout sauf ordinaire. Tandis que les regards curieux se posaient sur lui, René réalisa avec horreur que les conséquences de son affection allaient bien au-delà de ce qu'il aurait pu imaginer.
Cependant, alors que l'atmosphère de la pièce devenait de plus en plus sérieuse et tendue, un événement inattendu arriva. La porte s'ouvrit brusquement, laissant place à l'arrivée du grand chef de la clinique. Le malade, cherchant à saluer l'homme en signe de respect, émit malencontreusement une flatulence musicale et sonore. Un black-out embarrassé s'installa, et René sentit ses joues s'empourprer instantanément. La situation devint aussi comique que gênante. Le professeur, pourtant fin mélomane, fit semblant de ne pas entendre la chansonnette. Avec pudeur, il examina, évalua, contrôla le patient et enfin, le ponte s'exprima en marchant avec précaution. Dans son for intérieur, le diagnostic paraissait évident et la messe dite. Il annonça doctement une mauvaise nouvelle :
— C'est un cas désespéré de cancer du côlon. Malade à opérer d'urgence.
— Sinon ? demanda René.
Le professeur répondit :
— Eh bien, si l'opération ne fonctionne pas, vos jours sont comptés. Vous allez mourir.
— Je sais que je dois mourir depuis ma naissance, docteur, ce n'est pas nouveau.
— C'est une façon de voir les choses. Au fait, je vous informe que les conventions langagières veulent que vous m'appeliez monsieur et non pas docteur.
— Je m'en souviendrai, docteur.
Le lendemain, les carabins mirent René sur un chariot et le firent passer au billard… Il sortit du bloc opératoire une heure après. Son épouse l'attendait patiemment. L'homme n'était pas brillant. Il souffrait beaucoup et Rosa comprit qu'il allait décéder bientôt. Dans la nuit, le patient subit une crise cardiaque suivie d'un choc anaphylactique. Le mari voulut parler une dernière fois à sa femme qui le veillait. Sa voix chuinta en un sanglot plaintif. Il se redressa puis se laissa retomber sur le lit, ouvrit grand ses yeux bleus et dit juste avant de passer dans l’au-delà.
— Je m'excuse.
La bête avait été fidèle au rendez-vous. La grande faucheuse le dévorait. Chahut dans son cœur ; battement un coup sur deux, sur trois, sur quatre et René attendit patiemment. Quand les abîmes du silence s'ouvrirent à lui, il n'avait plus rien à opposer à ce tumultueux mutisme, le mieux était de se laisser aller docilement. Ainsi, il s'est mis à sourire, puis il eut un spasme et s'est raidi. La mort ne dura qu'une seconde : la dernière. Delta Charlie Delta, comme on dit dans l'armée.
Prévenu de la chose, Georges arriva à la clinique et fut reçu par le directeur en personne. L’esculape ressemblait à un général De Gaulle portant des lunettes. Il salua avec tristesse, prit la parole et indiqua qu'il avait conseillé à Rosa de se reposer, afin qu'elle accusât le choc du deuil. Il l'avait renvoyée chez elle, sous sédatif.
— Je dois vous poser une question, fit Georges. Est-ce que mon père a beaucoup souffert ?
Le patron de la clinique ôta ses lunettes et les mit sur la table. Son regard de myope et ses mimiques emphatiques donnaient à la scène un air de tragédie grecque. L’adolescent comprit qu'il avait affaire à un comédien.
— Sachez que… Oui ! fit le médecin à voix basse, et il soupira.
Le jeune homme insista :
— Ah ! A-t-il souffert énormément ?
— Je le crains. Cette maladie est si peu commune, la façon de la guérir aussi, malheureusement. L’issue est implacable. Votre père était condamné. Vous le saviez, n’est-ce pas ? C’est si triste ! Quelqu’un de si jeune. C'est mon adjoint qui l'a opéré. Il a fait de son mieux.
L’évocation de la souffrance impressionna l’adolescent. Il trembla pour lui-même. Il n’avait jamais vu un cadavre. Et pour un moment, il eut peur, mais il ne ressentit pas de peine.
— Il a passé sa vie en souffrant, songea-t-il.
Le directeur reprit la parole. Il poursuivit toujours dans une démarche d'explications vaseuses et hypocrites. En fait, son objectif était de faire disparaître le mort au plus tôt. La réputation de l’affection qui avait crucifié René était pareille à celle de la peste ou du choléra. Le patron considérait que faire preuve de sentiment était du domaine de Georges. Le sien était de ne pas en éprouver pour les malades. Il ne se devait que de se fixer un but ultime et immédiat : se défaire de la dépouille le plus tôt possible.
— Le cancer, ici, si cela se sait, cela peut même altérer la notoriété de mon établissement, pensait-il en boucle.
Il jugea le moment de précipiter l’affaire. Il expliqua que son véritable souci était de libérer la chambre et de la livrer à un autre patient.
— Sachez que… Vous savez, les maladies n’attendent pas, et… Croyez que nous avons si peu de place à Pasteur. La crise, mon bon monsieur, la crise.
Il soupira encore. Il continua en blâmant l'avarice du ministère de la Santé publique et de la Sécurité sociale dirigé par un certain Robert Boulin. Un incompétent de première, qui a beaucoup de mépris à l’égard de la médecine en général. Il demanda à Georges s’il avait prévu un moyen de transport pour le corps. Mais il s’aperçut que celui-ci n’avait pas eu le temps d'étudier la question. À cette fin, il lui proposa de faire le transfert gratuitement de la clinique Pasteur à l’appartement du défunt. Comme l'aurait fait un secrétaire de mairie, il prit le soin de demander l'adresse : 53 boulevard Koenigs, appartement au quatrième étage numéro 13. Il ajouta un :
— C'est cadeau, c'est la maison qui régale !
La distance entre les lieux de départ et d’arrivée étant de cinq cents mètres, il ne prenait pas beaucoup de risques en payant cette dépense. À la fin de la proposition, le directeur soupira à nouveau et songea à se défaire au plus vite de son interlocuteur, car il avait un parcours de golf à engager. Il se leva, serra la main de l’adolescent et se dirigea vers la porte en concluant par un :
— Croyez que je compatis à votre peine. Au revoir et bon courage. Prenez soin de vous.
Quatre heures plus tard, l'ambulance blanche de la clinique Pasteur était garée devant l'immeuble au milieu d'une foule de promeneurs. Georges et Rosa se trouvèrent face à deux brancardières fluettes aux faciès rubiconds et bourrus. Elles se présentèrent comme étant Huguette et Lourdes. Les présentations effectuées, il fallait s'occuper juste du corps du défunt. Les femmes, avec une élégance de chèvres, n'avaient pas tardé à sortir la dépouille qui gisait sous un drap de housse de couleur grise.
— Il n'y a pas plus obscur que le blanc, pensa le jeune homme.
Mais très vite vint la crainte de croiser un voisin et de devoir donner des explications. Contrairement à son père, le fils n'était pas détaché de la vie, lui ! Il devait continuer à faire société et composer avec la susceptibilité des connaissances. Il souhaita mettre fin à cette situation embarrassante le plus rapidement possible. En de pareilles circonstances, il avait honte d'avoir de telles pensées, mais cela était.
Après s'être enquise du gabarit de l'ascenseur pour monter à l'étage, la plus grosse des ambulancières, celle qui commandait le binôme, s'approcha de l’adolescent et lui dit tout à trac :
— J'ai une mauvaise nouvelle pour vous : moi et ma collègue ne pouvons pas monter le corps du défunt ! Il est si lourd, si grand. Je vais en informer le directeur ; deux femmes ne peuvent pas porter seules ce cadavre. De plus, nous ne pouvons entrer dans le monte-charge, il est étroit. Pour les mêmes raisons, nous ne pouvons pas passer par les escaliers. Votre père est trop… Trop grand.
— Comment faire alors ? demanda Georges.
— Nous allons le ramener à la clinique. Ce sont des hommes qui viendront dans la soirée.
— Bah ! Madame, vous n'y pensez pas ! Tant d'allers et retours ! Ce n'est pas un colis tout de même.
— Moi et ma camarade, nous ne monterons pas par les marches. Certainement pas. Je ne veux pas attraper un lumbago. De plus, nous ne pouvons pas stationner comme cela dans cet endroit… Trop de monde, c'est normal à cette heure de la journée.
Il était vrai que la rue s'animait, bruyante et claire. Dans ces conditions, négocier plus longtemps avec la femme parut difficile. Par ailleurs, certains badauds, curieux et malsains, commençaient d'entourer le chariot mortuaire. Ils essayaient de voir le cadavre sous la housse.
— Allons, mesdames, dit Georges, finissons-en.
Il se mit à inspirer d'un coup, agrippa le corps, le descendit du brancard et allongea la dépouille de René sur ses bras à la manière qu’il l’aurait fait d'un enfant. Il vacilla un peu sous l'effet du poids. Les mains étaient soudées au tronc froid qui sentait déjà l'odeur âcre de l’enveloppe en décomposition. Il se releva, non sans peine. L’adolescent pensa avec force pour se donner du courage et se concentra très fort comme pour s'en convaincre.
— Il n'est pas mort ! Il n'est pas mort !
À son entrée dans la cage du monte-charge, la lumière s'éteignit, des étourdissements le prirent, il pâlit ; il eut beaucoup de mal à trouver le bouton ; enfin, comme par hasard, à tâtons, il l’atteignit de sa main gauche. La cage se mit à monter en faisant d'un bruit de chaîne rouillée. Un enfant avait pénétré dans l'ascenseur au rez-de-chaussée et c'était un adulte qui sortait de celui-ci au quatrième étage. Les deux ambulancières, accompagnées de Rosa, usèrent de l’escalier et aidèrent Georges à extraire le corps du défunt du compartiment. L'appartement numéro 13 paraissait loin, seconde porte sur la droite. Le trajet peu commode se poursuivit dans l'intimité profonde du couloir jusqu'à ce que Rosa tournât la clef d'une serrure. Le fils posa le cadavre du père sur le lit de la chambre. Il souffla. Bien que déformé par son austère état, René ne devenait rien de moins qu'un rocher insensible et froid. Le silence ne fut brisé que lorsque Rosa dit :
— J'ouvre les volets, on y verra plus clair. Elle salua et remercia les deux femmes, Huguette et Lourdes, qui se dispersèrent dans le passage du retour. On les entendit rire lorsqu'elles appelèrent l'ascenseur.
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