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Le théâtre des disparus - L'adolescence

Publié par Serge Raoul

Le théâtre des disparus - L'adolescence
Le théâtre des disparus - L'adolescence

Chapitre 16 : la rencontre inoubliable

En 1970, la famille Roche quitta Auch pour échapper à la pauvreté des petites villes. Deux mois après avoir eu ses dix-huit ans, Georges débarqua donc à Toulouse.
La métropole occitane n'était qu'un énorme village entouré de dix autres insignifiants. À la sortie de la gare principale, Georges aperçut une statue de l'ingénieur du Canal du Midi, Paul Riquet, sculptée dans un bloc de marbre blanc. Elle se dressait au sixième niveau d'un socle de pierres. Elle était positionnée au carrefour de trois boulevards, la main gauche délicatement posée sur le cœur et la droite désignant un objet lointain. René Roche voulut prendre des photographies de la famille devant le monument. Une fois que cela fut fait, Georges s'extasia des lignes douces du corps en marbre blanc qui s'élevaient vers le ciel, tandis que les yeux de la sculpture paraissaient fixer l'adolescent. Celui-ci s'approcha pour mieux observer et toucha la surface lisse et froide de la pierre. Chaque détail, chaque courbe, chaque aspérité paraissait transmettre une signification plus profonde.
Tandis que l'adolescent examinait le bras droit tendu, raide et froid, son esprit ressentit quelque chose d'inexplicable. Il essaya de nommer cette émotion étrange, mais il ne pouvait pas la définir sur le moment. C'était comme s'il y avait un sens caché dans le monument qui dépassait le simple matériau de la sculpture.
Georges éprouva un sentiment de malaise alors que ses pensées s'embrouillaient, il eut l'impression que la statue était vivante, et ses mains animées. Il recula et secoua la tête pour effacer cette étrange vision, mais Paul Riquet sembla lui faire signe de venir à lui de sa main droite.
Après un moment de confusion, le garçon comprit que la statue ne bougeait pas, c'était simplement son imagination qui lui jouait des tours. Il se ressaisit et s'éloigna lentement, laissant derrière lui la statue de marbre. Pourtant, en se retirant, il eut le sentiment étrange qu'une personne ou que quelque chose lui murmurait à l'oreille. Le jeune homme se retourna soudainement et ne vit rien excepté le monument sur son piédestal. Plus tard, Georges comprendra que c'était l'allégorie de la destinée qui, incognito, lui donnait rendez-vous.

#larencontre

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Porte d'entrée du #Shangai à #Toulouse
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Le théâtre des disparus - L'adolescence

Chapitre 17 : la recherche d'amis

Un an s'était écoulé depuis l'arrivée de Georges à Toulouse. Il était devenu un adolescent dont voici son portrait : visage fin, yeux marron acérés et dans un blue-jean à pattes d'éléphant, un petit cul qui lui allait à merveille. Son frère, Patrick, avait un regard plus ouvert et un nez proéminent en forme d'éteignoir qui recouvrait presque sa lèvre supérieure. La famille avait emménagé dans un petit appartement au 54 boulevard Koenig. L'appartement était si proche des arènes du Soleil que la famille aurait pu donner le signal de départ depuis leurs fenêtres des corridas.
Passé la date de l'Épiphanie, Toulouse, à l'instar de la France, s'ennuyait ferme. La parenthèse « soixante-huit » était à présent fermée depuis deux ans. Pour Georges et son frère, l'urgence était de se faire des amis. Les adolescents d'aujourd'hui peineront à imaginer à quel point communiquer avait alors de laborieux.
Contrairement aux polémiques entraînées par les téléphones portables de nos jours, ce phénomène ne faisait pas partie des litiges familiaux dans les années 1970 ; la proximité des corps, la jouissance de la parole comme seul vecteur de communication entre individus représentaient les règles uniques dans les échanges entre individus. Pour les contacts plus lointains, on adressait vaguement une lettre, et puis on recevait tout aussi vaguement, et souvent par hasard, une autre en réponse. Le problème de la rencontre des jeunes de leur âge se posa donc pour les deux frères Roche.
« Je me sens seul, avoua un jour Georges à Patrick.
— Moi aussi, je ressens la même chose. Mais, pourquoi, me dis-tu ça ? répondit le frère.
— Je ne sais pas, j'ai l'impression que je fais toujours les mêmes choses, que ma vie est monotone.
— Certes, la routine peut être ennuyeuse, mais nous devons trouver des moyens de pimenter notre quotidien, de sortir de notre zone de confort.
— Oui, peut-être que tu as raison. Alors comment faire pour changer les choses ?
— Découvrons de nouvelles passions, de nouveaux amis. Sortons, allons voir des personnes différentes. Il y a tellement à faire à Toulouse !
— Véridique, tu as raison. Nous devrions sortir de la maison et tenter de nouvelles rencontres.
— Absolument. Il y a assurément de jolies filles à découvrir dans cette ville, il suffit de faire juste le premier pas.
C'est alors qu'ils décidèrent de comment il fallait faire. Les deux frères conclurent que pour arriver à leurs fins, il suffisait de fréquenter assidûment les endroits à la mode où toute la jeunesse branchée se donnait rendez-vous.

Pour les amateurs du Toulouse interlope, les boîtes de nuit pour homosexuels étaient les endroits où les rockers rencontraient de jolies filles et où les « mignons » cohabitaient avec les vedettes locales. Dès la nuit tombée, c'était une sorte de couvre-feu qui fourmillait. La jeunesse se retranchait à l'intérieur des night-clubs, derrière des barbelés de strass et de paillettes. Les deux frères réussissaient à contourner les interdits dus à leur âge en apprivoisant les videurs et ils arrivaient à entrer en discothèque assez facilement.
Les deux jeunes prisaient La Mendigote, place Arnaud-Bernard. C'était le lieu le plus doux, le plus huppé et le plus luxueux de la ville rose. Cela consistait d'abord en une entrée parfaitement circulaire, haute d'environ trois mètres et faisant le triple en diamètre. Les murs étaient tendus de satin pastel baignant dans la lumière colorée de minuscules projecteurs qui donnaient aux teintes un aspect voyant de bon goût. Le décor de la piste de danse représentait une création de pyramides exécutées en carton pailleté. Cette salle, orientée vers le nord, était le réceptacle de belles lesbiennes qui venaient s'y rencontrer pour consommer des boissons autour de tables à bordures fluorescentes avant qu'elles ne rentrèrent chez elles pour terminer la soirée d'une façon câline. Puis, liée à la première salle, un espace intime moins haut et affectant une forme de poire avec un axe obliquant vers l'ouest. Les noctambules y paraissaient d'autant plus nombreux parce qu'ils devaient s'entasser à l'étroit dans un espace très resserré. Les deux salles communiquaient par un couloir sombre dans lequel se mélangeait : les âges, les genres, les pouvoirs d'achat… L'endroit tout entier sentait la viande fraîche et appétissante. On croisait souvent le fils du maire ou le propriétaire de la Dépêche qui parlaient entre eux un « broken English » truffé de barbarismes, pour se donner genre. C'est ici que l'on entendit la première fois à Toulouse le « What's Going On »[Disque sorti en France le 21 mai 1971] de Marvin Gaye qui reste le meilleur disque Soul de tous les temps.

Le théâtre des disparus - L'adolescence
Le théâtre des disparus - L'adolescence
Le théâtre des disparus - L'adolescence

Même quand tu n'éprouves pas d'envie,
Alors que la couette t'appelle
Rien ne vaut l'acrobatie
D'une journée si belle
Il est temps de se lever.

Dehors, des rafales passaient, chargées d'une chaleur humide et orageuse. La moiteur de l'atmosphère faisait suer les murs. C'était à prévoir ! Le tonnerre claqua d'un coup sec juste avant onze heures. Puis la pluie lessiva à grands seaux les rues de la ville. L'endroit sortait d'une période de chaleur intense. L'eau remplissait le trou central de la place du Capitole qui ressemblait à une mine à ciel ouvert et qui contiendra bientôt un parking souterrain. Pour l'instant, les ouvriers s'empressaient de recouvrir une porte romaine après l'avoir détruite. Tout autour, les Toulousains circulaient en rond de longues minutes afin de trouver un endroit pour y garer leurs voitures.
Georges arriva trempé au café Bibent.
Cet établissement avait été le premier établissement français à proposer une bière à la pression. Depuis toujours, il restait l'épicentre culturel de la ville. Oh ! On pouvait voir partout, autour du zinc, dans les sanitaires, dans le couloir central, des journalistes ici, des musiciens là, que des visionnaires essayant de ralentir l'avènement du Nouveau Monde. Tous avaient élu domicile dans ce café et les rockers jouaient parfois à la belote en fumant des joints. Combien de musiciens de groupes de Rock'n'roll et que l'on croyait morts depuis longtemps avaient élu domicile au Bibent ?
Georges salua au passage un de ces perdants magnifiques, un certain Tivoux, un troubadour régional, être androgyne à grosses moustaches, qui trônait en majesté, chaussé de cuissardes en cuir. Guitariste totalement fauché, il venait là pour voir et se faire voir en s'arrangeant pour se faire payer un pot au hasard des rencontres. Comme tous les jeunes à la mode, il tenait à consommer ici. Georges choisit de rester à l'extérieur, car il y avait dans l'air une agréable odeur de macadam mouillé. La ville sentait l'odeur âcre du sang du diable. Le garçon avait décidé de sécher le cours de Sciences de la Vie et de la Terre et cela le laissait de marbre. C'est alors qu'il s'assit à une table que venait de quitter un client. À ses pieds, un petit rat à graisse grasse grouillait et grattait la terrasse. Georges lui donna un coup de pied. Alors, il commanda un café, puis deux, puis un sandwich au poulet. Comme il s'ennuyait ferme, il décida de revenir chez ses parents.
« Un crabe, souviens-toi, ça marche.
Un crabe, souviens-toi, ça marche de guingois.
Un crabe, méfie-toi, ça pince, ça pince.
Un crabe, méfie-toi, attention à tes doigts. »
Georges arriva au quatrième étage. Il entra sans frapper. Rosa était dans la cuisine et préparait le déjeuner. Le fils fit tendrement la bise à sa mère. Elle lui demanda :
« Tu viens manger avec nous ?
— Non, merci, je n'ai pas faim, j'ai avalé un sandwich au Bibent.
— Ton père souffre l'enfer ! Il est sur son lit. Tu veux aller lui dire bonjour ?
— Non ! »
Georges s'enferma dans sa chambre. Par ailleurs, il mit un vinyle bleu ciel à un fort volume sur la platine de son tourne-disque Teppaz. Instantanément, le temps s'arrêta. Le haut-parleur ronflait, la musique rock emplissait tout l'appartement et même l'immeuble entier. Quelques minutes après, Rosa entra.
« Ton père veut te parler. Va le voir dans sa pièce, il ne peut pas bouger. »
René était sur le lit, affalé, retourné, complètement déformé. L'homme était tout jaune, courbé en demi-cercle sur la couverture, un autre René, une sorte d'animal malade aux beaux yeux bleus qui aurait mis un pyjama rayé. Chez lui, la maladie avait évolué certes, mais dans la mauvaise direction. Les crises se multipliaient et le mal empirait de jour en jour. La douleur dans le ventre le fouettait par instant, comme eût procédé le supplice du knout. Néanmoins, il se leva et entra brusquement dans la chambre de Georges et le fixa avec des yeux d'un bélier égorgé qui serait vêtu d'un pyjama.
« Qu'est-ce que cette musique de dégénéré que tu écoutes si fort ? demanda le père, avec ce qui lui restait de force. »
Les yeux bleus de René se fissurèrent en une petite encoche brune, et de ce minuscule trou de la prunelle s'écoulait un flot impétueux d'une peinture sombre. À ce moment, les mots à ne pas dire, hurlés de tout près, de trop près peut-être.
« Je vais te corriger, comme lorsque tu étais enfant. »
René haussa le ton, la voix et enfin la main. C'est alors que par réflexe, Georges saisit le poignet de son père, lui tordit les doigts en arrière pour lui en faire sauter les dernières phalanges. De son poing serré, il frappa René au visage si fort que par le nez brisé le sang se mit à couler. Le fils termina par un balayage de jambes, comme on le pratique dans le karaté. Le père tomba au sol, cassé en deux, sans force. Il rageait, il protestait, il souffrait, il tremblait, il suffoquait, il tomba dans les pâmes, pareil à un caillou dans l'eau. Georges était debout, pâle, sujet au vertige. Il ne savait pas comment freiner sa colère et il la transforma en un récit symbolique. En ce moment, il se voulait le vengeur de tous les enfants battus, des femmes violées, des peuples opprimés. Ce sentiment de puissance lui permit de se contrôler. Il sortit de l'appartement sans jeter un coup d'œil en arrière, tout fier de l'œuvre accomplie. C'est alors qu'il entendit du bruit. Des voitures, des sirènes. Les voisins avaient appelé la police. René venait de perdre sa dignité ainsi que son autorité.
Une fois les policiers congédiés par Rosa, au bout de cinq minutes, René revint à lui. Sa femme était à sa droite. Elle lui dit simplement d'une voix douce.
« Va à la salle de bain, va te laver le visage. Enlève-toi ce pyjama, je vais le nettoyer, il est plein de sang.
— Tais-toi ou je vais te gifler, grogna René
— Bon Dieu a gémi Rosa. »
L'homme se leva péniblement et tenta de faire quelques pas. Dans ce moment douloureux, il ne reconnaissait plus son environnement. Rosa le suivait et l'aidait de son mieux. Elle lui a demandé s'il souffrait, il lui a répondu que non. Réponse de bravache, certainement. Maintenant, il était calme et son calme ne révélait pas la sagesse d'un espoir, mais celle d'une honte. Rosa le comprit et ne sut que lui dire. Elle osa un — « Je te conseille de chausser tes pantoufles. Tu te fais vieux et tu risques de prendre froid par les pieds. » — Cette sollicitude affectueuse piqua l'ego de René à la manière des roses qui piquent la peau des doigts des femmes. Lui, vieillir, il n'en était pas question. L'homme en fut vexé. Il obéit néanmoins, cependant il se promit de ne plus communiquer avec son épouse que dans des discussions de pas-de-porte. Il se tut donc de lui-même et un silence pesant s'installa à l'intérieur du couple.

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Chapitre 19 : la maladie de René

La maladie avait élu domicile chez René Roche depuis des années. Elle lui était devenue une amie démoniaque qui passait son temps à mieux connaître son hôte. Une fois qu'elle eut fait le tour de la personne, elle décida de s'en séparer et alors, elle empira à un point tel que le pauvre homme dut être hospitalisé d'urgence. On l'amena à la clinique Pasteur qui se trouvait à cinq cents mètres de l'appartement familial. On l'installa à une chambre à deux lits. Le second lit était occupé par un individu plus ou moins moribond, plutôt plus que moins par ailleurs. Être le partenaire de chambre d'un personnage décrépit ne permit pas à René de se refaire la cerise.
Ce n'est que le lendemain matin que des assistants le visitèrent. La cohorte débattit sur la maladie, chacun allant de son argument. Puis, il y eut la visite du grand patron et à son entrée, pour le saluer, René émit une flatulence musicale et sonore. Cette salutation de pas-de-porte aussi ridicule que douloureuse lui permit, sans vraiment parler, de faire entendre et sentir la maladie secrète qui l'avait investi.
Le professeur, pourtant fin mélomane, fit semblant de ne pas entendre la chansonnette. Avec pudeur, il examina, évalua, contrôla le patient et enfin le ponte s'exprima en marchant avec précaution. Pour lui, le diagnostic était évident et la messe dite. Il annonça doctement :
« C'est un cas désespéré de cancer du côlon. Patient à opérer d'urgence.
— Sinon ? demanda René.
En lorgnant le malade, le professeur répondit :
— Eh bien, si l'opération ne fonctionne pas, vos jours sont comptés. Vous allez mourir.
René répondit :
— Je sais que je dois mourir depuis ma naissance, docteur, ce n'est pas nouveau.
— C'est une façon de voir les choses. Au fait et au passage, je me permets de vous informer que les conventions langagières veuillent que l'on m'appelle monsieur et non pas docteur.
 
— Je m'en souviendrai,… docteur. »
Le lendemain, les carabins mirent René sur un chariot et le firent passer au billard… L'homme n'était pas brillant. Chloroformisation. Il souffrit beaucoup et comprit qu'il allait mourir bientôt. Deux jours plus tard, dans la nuit, il subit une crise cardiaque suivie d'un choc anaphylactique. Le mari voulut parler à sa femme qui le veillait. Sa voix chuinta en un sanglot plaintif. Il se redressa puis se laissa retomber sur le lit, ouvrit grand ses yeux bleus et dit de justesse et d'une voix rauque — « Je m'excuse » —.
La bête était fidèle au rendez-vous. Chahut dans le cœur ; battement un coup sur deux, sur trois, sur quatre et René attendit patiemment. Quand les abîmes du silence s'ouvrirent à lui, il n'avait plus rien à opposer à ce tumultueux mutisme, le mieux était de se laisser mourir docilement. Il s'est s'est mis à rire puis il eut un spasme et s'est raidi. La mort ne dura qu'une seconde : la dernière. Delta Charlie Delta.

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