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Le théâtre des disparus - L'enfance

Publié par Serge Raoul

Le théâtre des disparus - L'enfance
Gerhard Richter - Reading -1994

Gerhard Richter - Reading -1994

Et de pleurer. Je m'attache à la littérature et je contemple toutes les destinées humaines. Je constate que certains sont privilégiés et n'ont pas à redouter les soucis de la vie. D'autres, malheureusement, ne connaissent que sanglots et peines. Je viens d'une génération où il était interdit aux hommes de pleurer. Moi, je ne m'en suis jamais privé. Je ne peux pas m'empêcher de verser des larmes quand j'entends une histoire triste. J'en ai eu l'occasion, notamment après un échange sur l'Internet dont je vais vous donner les détails.
Un soir de mars 2020, j'ai été contacté par une vieille femme qui était en fin de vie après avoir contracté la COVID-19. J’avais indiqué sur mon compte (avec outrecuidance) que j'étais un écrivain public à la réputation nationale. Cette annonce l'avait attirée et elle m'avait demandé d'écrire pour elle un récit.
Je ressentais un sentiment particulier. D'une part, j'étais attristé de faire la connaissance d'une personne gravement malade et d'autre part, j'étais admiratif devant son attitude qui révélait une grande noblesse d'esprit. En effet, elle refusait d'utiliser un appareil respiratoire artificiel. Elle préférait qu'il soit destiné à un malade plus jeune. La vieille dame me demanda d'écrire à sa place la vie d'un garçon prénommé Georges. Elle m'a demandé de relater la saga avec les plus exacts contours du réel, y compris le mauvais côté des événements.
Ayant analysé le projet sous tous les angles, je l'ai trouvé non dénué de charmes, et j'ai décidé donc d'accepter son offre.
Sa voix morne a murmuré :
« Écrire sur des êtres chers, c'est leur rendre hommage grâce aux mots magiques. Racontez tous les aspects. Faites-le sans tomber dans le pessimisme. Avez-vous bien compris ?
Je lui ai dit :
— Oui, je comprends fort bien. Je considérerai les côtés négatifs de la vie, car d'après moi, ils subliment l'esprit et dépassent les limites de l'intelligence.
— C'est bien cela, je suis d'accord avec vous, m'a-t-elle répondu. »
Pour donner suite à l'invitation qui m'a été faite, je me suis ainsi empressé de prendre mon clavier pour entreprendre une tâche difficile. J'ai retranscrit les premiers chapitres relatifs à la saga avec gourmandise. Son récit m'a permis indirectement de découvrir les plus beaux traits moraux qui existent en moi.
Pendant deux mois, nos appels sont restés incessants. Par simple curiosité, je désirais en savoir plus sur l'existence de ce Georges, ce qu'elle fit. Je voulais enregistrer les paroles de cette voix faible. Je me devais d’en coucher la trame par écrit au plus vite. Sa narration alimentait mon imagination tatillonne. Chaque témoignage de ma mystérieuse interlocutrice se métamorphosait, en une sorte de souffle poétique. Je me sentais transporté par une joie mêlée de tristesse. Tous les personnages qui traversaient l'histoire se transformaient en nuée d’oiseaux sillonnant mon cerveau. J'écrivais alors, et enfin, j'accédais à la plénitude.
Un soir, la voix qui me racontait le récit se tut, et depuis ce jour, je n'eus plus de ses nouvelles. En définitive, cette rupture dans notre relation téléphonique me rendit service et me permit avec calme d'achever ma tâche. Néanmoins, certaines nuances significatives m'étaient inconnues, ce que je regrettais amèrement. Ainsi, afin de pallier cette absence, j'attribuais à chaque événement le fondement logique, le plus plausible, dont mon bon sens disposait. Et si mes aptitudes à partager ce message doivent bien quelque chose à ma modeste technique littéraire, elles ne sont rien par rapport à la puissance du témoignage de cette femme.
Malgré tout, j'avais réussi à explorer ma liberté en insufflant mes propres émotions dans un personnage fictif, tel un Dieu créateur. Ce processus ne s'arrêtait que lorsque la dernière touche du clavier ne résonnait plus sous mes doigts. Le fruit de mon travail est désormais entre mes mains et devant vos yeux.

#Émotion  

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Le théâtre des disparus - L'enfance
Le théâtre des disparus - L'enfance

Il était 23 h 54, un soir d'avril, quand l'histoire de la vie de Georges a commencé. Cette heure tardive évoque pour certains le coït, pour d'autres l'heure du crime ou encore celle des phénomènes paranormaux. Dans la salle d'accouchement, la température était descendue à vingt-trois degrés et l'opération se déroulait sans encombre. Rosa, baignée de sueur, sentait le chloroforme et était entourée de deux infirmières qui la rassuraient. Après quelques minutes, le cri d'un nouveau-né a retenti dans la salle. Rosa a soupiré et posé ses cheveux de couleur de jais sur la panse[Drap chirurgical stérile].
L'une des infirmières, fatiguée, a annoncé :
« C'est bien un garçon, mes félicitations, madame.
Rosa, heureuse, a répondu :
— Banco ! J'en étais sûre.
L'infirmière a ajouté :
— C'est superbe, il est en bonne santé. »
Rosa a remercié la sage-femme et a pu tenir son nouveau-né contre sa poitrine. Elle a profité de ce moment spécial, émerveillée par la perfection de son enfant. L'infirmière a laissé la jeune mère et son poupon se reposer et a prévenu René Roche, le mari de Rosa, de cette heureuse nouvelle.
René attendait patiemment dans la pièce à côté. Lorsqu'il est entré pour voir le bébé, son cœur est devenu de pierre. En le regardant, il a réalisé que l'enfant ne lui ressemblait pas du tout. Il a immédiatement éprouvé du mépris et un dédain glacial envers lui. Lorsqu'il a pris le nourrisson dans ses bras, sa première envie a été de le projeter contre le mur. La question de Rosa sur le prénom du tout-petit l'a détourné de sa funeste pensée.
« Quel prénom veux-tu lui donner, mon chéri ? a demandé Rosa.
— Je ne sais pas, je te laisse choisir, a répondu l'homme.
— Bien, comme j'ai le choix, ce sera donc… Georges.
René a étouffé un rire, mais Rosa ne comprenait pas pourquoi. Elle a continué :
— Georges, ce sera parfait comme prénom. Je te promets que tu vas adorer ton fils et son prénom. »
René a de nouveau regardé le visage du poupon sans répondre. Il y avait quelque chose d'étrange et de troublant dans les yeux du père. Des pensées sombres ont traversé son esprit : « Je le hais déjà ton petit Georges. » Incapable de comprendre cette réaction épidermique, René a quitté la pièce précipitamment et est rentré chez lui. Il a réalisé avec tristesse qu'il n'éprouvait aucun amour envers un enfant, un petit garçon qui était pourtant le sien.

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Le théâtre des disparus - L'enfance
Le théâtre des disparus - L'enfance

Le lendemain, s'étant vu octroyer un congé de paternité par son employeur, René sortit de son appartement, place de la Liberté.
C'était un jeune homme élégant, grand et bien bâti, bien qu'il soit un peu voûté. Il avait la morphologie d'un troisième ligne de rugby, sport qu'il avait pratiqué au lycée Salinis. Dans le pays, on dit d'un tel gabarit que « c'est une force de la nature » ce qui signifie un homme d'une virilité ostensible. Mais ce qui attirait l'attention, c'étaient ses yeux bleus, délavés comme un ciel d'hiver. Ses parents, M. et Mme Roche, avaient été tués dans un accident de voiture peu de temps après sa naissance. Lui et son frère avaient été élevés par leur grand-père maternel, monsieur Laporte, qui était désormais décédé. René et son frère étaient donc seuls au monde, mais ils ne semblaient pas en souffrir outre mesure. Il émanait de René une impression de solitude majestueuse, comme s'il fut habité par une compagnie d'esprits. Bien qu'il ne fût pas particulièrement brillant, il avait quand même passé son certificat d'études. Il avait choisi de continuer sa scolarité, mais il n'y avait pas trouvé sa voie et il avait choisi d'entrer dans la vie active, comme on dit. Il avait commencé à travailler comme comptable dans une librairie. En général, les gens le trouvaient antipathique, mais ils ne le connaissaient pas vraiment. Il était plutôt introverti et ne parlait pas beaucoup. Cela ne l'empêchait pas d'être courtois et de sourire de temps en temps, ce qui le rendait parfois agréable à côtoyer.
René se rendit à l'hôtel de ville afin de procéder à la déclaration du nouveau-né. Il pensait que ce serait une pure formalité. Là, un officier d'état civil, sot aux trois quarts, fit l'enregistrement. Bien qu'il eût reçu carte d'identité et livret de famille, ledit agent ne prit pas la peine de s'en servir, préférant questionner la personne. Manifestement, il faisait son important. L'agent posa à René des questions, certaines utiles, d'autres répétitives.
« Monsieur, veuillez me communiquer votre nom ? demanda le préposé.
— Roche, répondit René avec une voix de stentor.
— Roche comme la pierre ?
— Oui.
L'agent regarda enfin la carte d'identité que René lui avait remise.
— Vous êtes donc né le 28 août 1926. C'est bien cela, n'est-ce pas ?
— Oui, exactement.
— Un 28 août, comme ma mère.
— Vous connaissez peut-être ma mère… madame Dartigue.
— Non.
— Dommage… Bon reprenons. Quel est votre moyen d'existence ? Je veux dire quel est votre travail. Vous me comprenez ?
— Je suis comptable, répondit calmement René.
— Marié ?
— Oui.
— Nom et prénom de votre épouse ?
— Rosa Viusa.
— Profession de l'épouse ?
— Sans profession.
— Date de naissance ?
— 28 septembre 1931.
— À quel endroit ?
— Guixols del Mar.
— Pardon… Guixel ?
— Non, Guixols avec un O. C'est une ville de Catalogne près de la frontière française.
— C'est beau l'Espagne, reprit l'agent municipal. Vous ne trouvez pas ?
— Non, répondit sèchement René.
— Comment écrivez-vous cela ? Merci d'épeler le mot.
René se mit alors à épeler le mot lettre par lettre, en insistant sur toutes les voyelles et les consonnes :
— G.U.I.X.O.L.S, ajouta-t-il en tendant un papier — regardez, c'est marqué ici, sur son extrait de naissance.
— Nous ne pouvons prendre en compte les noms étrangers que s'ils sont répertoriés sur des documents français spécifiques, c'est la loi. Il se tourna alors vers la photographie du président de la République Vincent Auriol qui trônait sur un mur de la salle. Il fit un salut militaire ridicule. »
L'agent prit une nomenclature jaune citron qui se trouvait au fond d'un tiroir de son bureau miteux. Il se mit à chercher Guixols.
« Voyons un peu : vous dites donc, hum… Gui… Gui… Guixols. Cela y est. J'y suis. En effet, c'est bien un village de la Catalogne espagnole. »
Cette recherche terminée, le fonctionnaire enregistra Georges à l'état civil après que celui-ci lui a fourni tous les documents administratifs qu'il possédait. René adjoignit comme prénoms auxiliaires ceux de Joseph et Jean. La coutume locale voulait donner aux garçons les prénoms des grands-pères pour les protéger du mauvais sort que réserve la vie.
Une fois la procédure d'enregistrement terminée, lorsqu'il fut sur le trottoir, René se demanda ce qu'il pouvait bien faire. Il devait se calmer à la suite de l'interrogatoire qu'il venait de subir.
Après être passé devant le Café Daroles et l’Hôtel de France, il s’assit sur un banc scellé sur une dalle bétonnée placée sur une surface gazonnée des allées d’Étigny. Il leva les yeux et les rayons du soleil l’éblouirent, une nuée d’oiseaux s’envola au milieu d'une toile d'araignée de branches entrelacées. Au milieu de la place, majestueusement dressés, une quarantaine de platanes trônaient là. Leurs feuilles, dans un ballet élégant, tombaient en vol plané, d'une lenteur d'abord, puis plus rapidement, lorsque l'angle de chute devenait aigu. Les arbres brassaient de l'air et leurs fruits, petits et ronds, qui se détachaient de l'arbre pour être emportés par le vent, au-dessus d'une foule grouillante, venant de L'Isle-Jourdain, de Lectoure, ou d'ailleurs. La ville d'Auch vivait en harmonie. Elle était peuplée d'une part par des paysans et de l'autre par des militaires ; les premiers vivant intra-muros, les seconds vivant dans les villages environnants.
René regardait cette foule bigarrée. Il fuma plusieurs cigarettes dont il prit soin d’éparpiller les mégots éteints dans une poubelle à sa droite. Il se sentait seul, perdu dans cette marée humaine. Il ne se reconnaissait pas dans ces gens qui bavardaient, riaient, se pressaient les uns contre les autres.
C'est alors que deux jeunes filles, l'une à vélo et l'autre à trottinette, passèrent par l'allée face à René. La première, une brune, celle qui avait la bicyclette, interrogea la seconde en gloussant.
« Tu préfères les brocolis ou les 'brocoulous' ?
La seconde, une beauté aux cheveux longs et blonds et aux yeux de violette, se mit à rire.
— Cela n'a aucun sens ta question ? »
En fait, c'était une question qu'elle avait choisie, comme cela, pour meubler un silence. Elles déposèrent leurs jouets au sol et se couchèrent abritées par les platanes sur le gazon face à René. Elles étaient toujours enjouées.
La brune répéta alors à l'envi :
« Réponds !… Tu préfères les brocolis ou les 'brocolous' ? C'est bien aussi les 'brocolous' !
Elle se remit à glousser comme si elle avait avalé un canard (assurément du Gers).
— Pardon ? Je n'ai rien compris, lui dit l'autre. »
Mais son amie ne put répondre, car, soudain, une rumeur parcourut la foule. Les gens s'agitaient, se poussaient pour tenter d'apercevoir ce qui se passait. C'est alors que la clique de la compagnie des Sapeurs-pompiers du Gers, dont les uniformes brillaient tant par le pittoresque que par l'élégance, passa d'un pas martial et cadencé. Les graciles jeunes filles accompagnèrent d'un regard sucré la virile compagnie. La jolie blonde oublia de répondre, mais ce n'était pas grave, car son amie avait oublié la question. Et le cortège s’évanouit à côté des gamines et s’avança dans la photosphère du lieu, à l’endroit où la place se dérobait au regard. Cette blague enfantine fit sourire René avec un rictus de sphinx qu'ont parfois les hommes. Les deux gamines l'avaient reconnecté à la vie.
René eut envie, lui aussi, de s'allonger sur l'herbe verte comme lorsqu'il le faisait plus jeune. Mais il souffrait d'un début de mal de dos, alors il s'abstint.
C'est alors qu'une affreuse douleur dans son abdomen le fit alors sursauter : une sorte de bise de la mort faite aux boyaux. Il sursauta. Un événement étrange et terrifiant se produisit. Chahut dans ses tripes : un baiser malsain, puis deux, trois, quatre… et bientôt d'un seul coup plus rien. Il pensa : « Je suis pris en sandwich par la douleur. » Non, c'était une bête immonde qui s'éveillait en lui et qui l'étreignait doucement et l'embrassait. Le baiser, son dernier, elle lui donnerait quelques années plus tard.

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Le théâtre des disparus - L'enfance
Le théâtre des disparus - L'enfance

Lorsqu'ils franchirent le seuil de leur maison, Rosa et Georges ne rencontrèrent pas René. Il s'était absenté du foyer pendant trois jours sans donner de ses nouvelles. Il revint sans prononcer un seul mot d'excuse pour cette fugue et ne fournit aucune raison de son comportement paradoxal. Le temps s'écoula. Toutefois, l'enfant poursuivit son bon développement : peu pleureur, incapable du moindre caprice. Il passait des nuits tranquilles et tétait goulûment son biberon sans rechigner. Les parents l'ont baptisé à l'église, comme quatre-vingt-quatorze pour cent des Français le pratiquaient dans les années soixante. Une vie commençait pour le trio.
« Tu as remarqué, comme je le constate moi-même, déclara Rosa à son mari, combien notre fils te ressemble.
— Les chiens ne font pas des chats, c'est bien vrai, admit René d'un sourire penaud, mais visiblement forcé.
— Quel dommage que la couleur de tes yeux ne lui soit pas passée en héritage. »
Dans les premiers mois qui suivirent la naissance de Georges, Rosa promenait fréquemment le petit à l'intérieur de son landau. Elle était une belle femme de type hispanique. Elle ne se servait pas de sa beauté et faisait tout pour se rendre invisible à l'œil des hommes en utilisant une gestuelle ralentie et en gardant le silence. Tout dans sa manière profonde était de s'effacer et de se soumettre à son mari. Lorsqu'on examinait son regard, on lisait le doute : « Suis-je digne d'être la femme de René ? »
Par la rue Laborde, elle aimait longer les cent mètres de la cathédrale Sainte-Marie que Victor Hugo considérait comme semblable à celle de Pampelune : riche à l'intérieur et pauvre à l'extérieur. Ce n'était pas l'avis de tous. Fernand Sarran, supérieur du Petit Séminaire d'Auch en eut une vision autre de l'édifice. Dans un poème qu'il a écrit sur la cathédrale, il fait dire à l'architecte du bâtiment :


Voilà les tours. Voilà les murs. Voilà les voûtes.
Les pierres qu'apportaient les mains, je les sus toutes
Poser à fin niveau l'une sur l'autre. L'art
N'a laissé ni le plein ni le creux au hasard,
Et que le jour se lève ou que le jour se décline,
L'Église désormais, droite sur la colline
Est un hymne de Pierre à la mère de Dieu,
Et pourtant! … Et pourtant ! Tiens ! Je t'en fais l'aveu.
J'ai l'esprit en deuil du mal de mes pensées.


Rosa laissait la cathédrale sur sa droite et regagnait le haut de l'escalier monumental en passant par la place de Salinis où fleurissaient des feuillus aux fruits sucrés qui avaient replacé les platanes. Leurs racines s'enfonçaient dans l'ancien cimetière.
La jeune femme s'émerveillait du paysage gersois depuis le haut de la colline. Elle s'asseyait, l'enfant sur les genoux, et lui montrait le monde. Elle se levait ensuite, descendait quelques marches de l'escalier monumental pour atteindre un jardinet dans lequel un point d'eau déversait une eau mutine. Cette fontaine murale maintenait dans sa mémoire les sonnets récités par les acteurs de la Comédie-Française à la gloire de la Gascogne lors de l'inauguration de la statue : celle du chevalier d'Artagnan. Botté, l'air impétueux, le regard élevé vers le ciel tourmenté, prêt à dégainer son épée. La statue de Charles de Batz de Castelmore, capitaine des Mousquetaires du Roi, était un rempart solide du monde des bourgeois en haut de l'escalier monumental de la plèbe qui vivait en bas. Il n'y eut qu'une fois où la trêve fut rompue entre les seigneurs du haut et les vassaux du bas.

#passé

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Le théâtre des disparus - L'enfance
Le théâtre des disparus - L'enfance

Le 20 mars 1799 fut une journée mémorable dans l'histoire d'Auch ! En effet, pour la première fois, la population de la basse ville se rebella contre celle de la haute.
Au petit matin de ce jour, les habitants ont été pris d'une frénésie révolutionnaire, se sont réunis sur la berge du Gers. Ils se sont formés en colonne, avec les femmes en tête, arborant une bannière blanche de soie mesurant deux mètres de long sur quatre-vingts centimètres de large, portant l'inscription en majuscule :


« DRAPEAU DES RÉPUBLICAINES D'AUCH ».


Un membre du peuple soutenant les tables de la Constitution et six assesseurs représentant différents aspects de la société ont marché à dix mètres derrière. Le groupe a gravi l'éperon rocheux qui domine la ville pour arriver au temple municipal. Arrivé là, le représentant du peuple s'est adressé aux autorités publiques.
« La souveraineté du peuple est inaliénable et supérieure à celle de la noblesse et du clergé. Étant donné la difficulté pour le tiers état d'exercer ses droits, ils ont délégué une partie de leurs prérogatives aux gens des hauts quartiers. En contrepartie, la population exige le respect strict de la loi, sinon vous serez mis à mort.
Le maire a immédiatement pris la parole :
— Je me réjouis que les citoyens aient trouvé leurs droits et libertés jusqu'ici oubliés. Je jure sur mon honneur allégeance au peuple. J'ai toujours défendu la Charte constitutionnelle. Mon objectif incessant est de garantir la prospérité de tous les citoyens d'Auch, du plus pauvre au plus riche. »
Ces paroles ont apaisé l'assemblée. Les gens quittèrent le lieu du rassemblement en ordre. Depuis ce jour, les habitants vivent ensemble en paix et en harmonie, du moins c'est ce que l'on m'a dit et ce que je veux croire. Pensez-vous que cela soit réaliste ?

#revolutionnaire

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Le théâtre des disparus - L'enfance
Le théâtre des disparus - L'enfance

C'était dans les pas des anciens habitants d'Auch que Georges fit les siens. Dès son plus jeune âge, il ressentait l'animosité de son père à son égard, car René n'avait pas l'instinct paternel. Malgré la dureté dont le garçon était constamment victime, Rosa ne perdit jamais espoir. Elle espérait qu'un jour son époux changerait de comportement. Elle voyait son fils avec les yeux d'une mère et elle trouvait le gamin si mignon.
Cela aime toujours une mère.
Malheureusement, le temps passa et la situation n'évolua pas. Rosa continua d'espérer en vain que son mari changerait d'attitude envers Georges. Puis un jour, René apprit de Rosa qu'ils auraient un autre enfant. Patrick naquit le 2 avril 1954. Malheureusement, la naissance de ce nouveau membre ne transforma pas les relations au sein de la famille. Cela empira même. René refusa de montrer la moindre affection envers son fils, y compris après la naissance du frère. Il tourna définitivement le dos au sentiment de l'amour paternel. Il décida de refouler toute affection pour son enfant et se ferma à lui.
Avec le temps, la vision de Georges grandit et s'approfondit, et il se mit à réfléchir à la raison pour laquelle son père ne l'aimait pas. Les paroles motivantes de sa mère ont encouragé le jeune garçon à s'accepter tel qu'il était. Il interrogea avec des phrases d'enfant son père. Celles-ci restèrent sans réponse. René ne lui accorda plus aucune attention et encore moins des justifications.
L'enfant continua à subir le regard méprisant de René et la tristesse de Rosa. Heureusement pour lui, quelques années plus tard, il trouva une passion qui diminua ses peines : la pelote basque. La pelote basque, il la pratiquait contre les murs de la cathédrale Sainte-Marie. Dans l'accueil qu'il reçut des autres enfants, Georges commença à se sentir aimé. Débordant d'énergie, sa fantaisie prit forme dans ses mouvements gracieux et audacieux. Il s'amusait tellement que lorsqu'il devait rentrer chez lui, il avait presque oublié la dureté de son père.


Georges reçut le soutien et l'encouragement de Rosa qui débordait d'amour, peut-être pour compenser l'hostilité de René. Chaque jour, comme dans un conte de fées, le jeune garçon n'attendait que le moment pour retrouver ses amis pour jouer à la Main Nue. Tous ces gamins avec l'aîné des roche à leur tête enthousiasmaient les passants, excepté l'archiprêtre qui avait peur qu'ils n'abîmassent le lieu consacré. Même dans un environnement amical et détendu, il y avait toujours des personnes qui n'étaient pas d'accord avec ce qu'il faisait. De ce fait, Georges se tourna de plus en plus vers la pelote basque pour trouver du réconfort et des moments de plaisir. Il se sentait exalté et épanoui lorsqu'il jouait à son jeu favori. Il fit rapidement preuve de dextérité. Il devint la coqueluche des enfants du quartier de la Grande cathédrale, ce qui ne laissa pas indifférents les habitants du faubourg. Georges s'amusait tellement en jouant qu'il en oubliait presque les mauvais traitements de son père.
De sa passion, il acquit de nouvelles compétences de réflexion et de concentration. Il nourrissait l'espoir qu'un jour René lui reconnaîtrait des talents et de la valeur. Son rêve était de remporter le respect de son géniteur et de gagner une petite place dans sa vie.

#PeloteBasque

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Le théâtre des disparus - L'enfance
Le théâtre des disparus - L'enfance

Le printemps mourait et l'été allait voir le jour. C'était un mauvais dimanche de juin. Il était 18 h 30. La pluie avait sonné toute la journée contre les carreaux et les murs. Le ciel bas et les nuages gris chargés d'eau, pareils à un groupe armé céleste, menaçaient de se vider d'un coup.
La famille Roche vivait dans un appartement modeste juché au premier étage d'un petit immeuble pour pauvres qui donnait sur une petite placette. Les Roche partageaient le bâtiment avec un jeune étudiant dans le besoin qui habitait au rez-de-chaussée. Il était tellement discret et timide qu'on ne savait jamais lorsqu'il était là. Mais tout le quartier bruissait au sujet de son côté efféminé, « C'est sûr, il en est, c'est un pédéraste. »
Ici Georges, là Rosa préparant une soupe. Elle portait une robe à fleurs échancrée. Le garçonnet venait de quitter Alain Scalia. Il regardait sa mère et pour passer le temps, il suçait la manche de sa chemise. Il faisait cela par réflexe comme le ferait un bébé avec une peluche. Le garçon s'amusait avec une carotte qu'il avait prise sur la table. Parfois, sa mère le contemplait. Elle était fière.
C'est alors qu'elle distingua le bruit de la porte de l'immeuble qui claquait et ses oreilles tressaillirent. Elle posa une grosse soupière d'étain qu'elle tenait. Un coup de poing ébranla la porte de la cuisine. René apparut. Il avait bu manifestement. Il entra et le parquet se mit à trembler.
Il regarda sa femme puis Georges avec férocité et cria :
« Ton fils mordille sa chemise et il bave comme un petit chien sur son os. Toi, tu ne lui dis rien ! Tu le laisses faire !
— C'est notre fils !
— Non, non, ce n'est pas le mien, c'est uniquement le tien. Pour moi, c'est un chiot qui salive et ce n'est rien d'autre. C'est la honte de la maison.
— Tu dis n'importe quoi quand tu as bu. »
Elle lui a répondu fermement en lui rappelant que c'était … leur fils. Elle prit l'enfant dans ses bras et le regarda avec des yeux attendris desquels émanait beaucoup d'amour. « Ne t'inquiète pas mon trésor, je t'aime et tu es mon fils. Je suis si fière de toi. »
René perdit le contrôle de lui-même. Une rage incontrôlable s'empara de lui et il saisit la soupière sur la table, ouvrit la porte de la cuisine et la jeta du haut des escaliers. Le bruit qui en résulta fut assourdissant, semblable à celui d'une tôle mécanique. Il se contenta alors de hausser les épaules. Il commença par administrer une gifle magistrale à l'enfant qui lâcha la carotte qu'il tenait. Celle-ci tomba sur le sol. Georges cria quelques mots grossiers. Son attitude était vraiment agressive. Rosa ferma les yeux et pensa :
« Qu'est-ce que j'ai fait ?… C'est ma faute… Je suis allée trop loin... C'est ma réflexion qui a provoqué cette violence. »
Alors René toussa puis il quitta la pièce. Le parquet ne tremblait plus. Il revint presque aussitôt, ses doigts tenaient fermement Patrick par le coude.
« Tiens, je te rapporte l'autre chiot, tu as la paire maintenant.
Ensuite, il se mit à japper d'une façon sinistre en imitant les aboiements d'un chien que l'on torture :
Ouarf ! Hé ! Les gens, j'habite dans un chenil, mes fils sont des chiots idiots…
— Ce n'est pas vrai, dit la mère.
— Si.
René avait envie de cogner à nouveau son fils jusqu'à la mort. Il cria :
— Je t'ai frappé sur une joue, présente-moi l'autre. Cela va être pire qu'une boucherie ici, le sang va couler. Et je parle à tous ! Suis-je assez clair ? S'il y a une tarlouze qui n'est pas contente qu'elle monte ! Je l'attends !… À bon entendeur, salut. »
Le message fut bien reçu à l'étage inférieur. L'étudiant ne bougea pas, préférant rester prostré dans son lit, apeuré et hagard, en attendant la fin de l'orage.
À l'étage du dessus, il y avait Rosa qui chuchotait quelques mots à Georges « Tu connais ton père, cela va lui passer. »
Le garçonnet mit les mains sur les oreilles et ferma les yeux. Malgré tout, il entendait les cris du père.
« Je sais que vous êtes tous contre moi, je le sais, c'est cela, cria René.
Rosa lui montrant la porte,
— Va-t'en ! Tu es saoul ! Tu dis n'importe quoi ! Il n'y a pas de quoi se fâcher ainsi.
René ne remua pas. Il resta là le poing menaçant et serré. On aurait dit un boxeur toisant un adversaire. Après, il sortit et il cria dans l'escalier.
— Ah ! Quelle sale journée ! Tout m'agace, toi (montrant Rosa), les gamins ainsi que la pédale du dessous !
Puis, il rentra à nouveau dans la cuisine. Il s'adressa à Georges en hochant du menton :
— Toi le marmot, je suis sûr que tu tiens pour cette sale Espagnole ! »
Il désignait Rosa. Le garçon fit non avec les yeux puis non avec la tête. Des frissons de peur coururent le long de son échine.
René se jeta alors sur lui. Quatre-vingts kilogrammes qui arrivent sur une personne qui n'en pèse même pas la moitié, cela fait mal. Il lui donna une nouvelle gifle. La joue de Georges fit nettement un bruit mécanique. L'enfant tenait les mains devant le visage, un peu comme un boxeur groggy par un direct. C'est normal, il n'avait que neuf ans et à cet âge, on n'a pas l'habitude de recevoir des uppercuts venant d'adversaire pesant aussi lourd.
Comme si cela ne suffisait pas, René saisit le gamin par les vêtements, ce qui fit hurler Georges, puis il le déculotta. L'enfant s'en trouva humilié. Le père sortit le ceinturon de son pantalon et flagella les jambes nues du garçonnet. Celles-ci furent vite couvertes d'hématomes bleus qui virèrent au rouge. Ensuite, le père releva la chemise de son fils et commença à le fouetter avec vigueur et sadisme sur le dos.
Rosa implora :
« Laisse le petit !… Laisse-le, je t'en supplie ! »
Elle se précipita en avant pour protéger l'enfant. Toutefois, René avait réussi à saisir Georges par les cheveux comme on le fait avec un chiot récalcitrant et le mit tout de go, dans le placard, sous l'évier. Il dit à sa femme :
« Je t'interdis de le sortir de là. Tu as compris ? »
Elle acquiesça et songea « Il vaut mieux qu'il reste caché ici, il sera en sécurité. »
Dans le placard, Georges goûta une saveur âcre et savoureuse à la fois. C'était du sang qui coulait de son nez. Sa tête vacilla. Il perdit connaissance pendant quelques secondes. C'était pourtant vrai qu'il ressemblait à un chiot enfermé dans une cage. Pour ne pas le laisser seul dans le noir, Rosa passa la nuit allongée sur le sol devant l'évier de la cuisine. Georges entendit les sanglots de sa mère à côté. Le noir, les sanglots, la mère derrière la porte, l'enfant ne l'oubliera jamais.
Mais, à partir de ce moment, ne cherchez pas à trouver quelque chose dans son jeune cœur, une créature monstrueuse l'avait dévoré.

#violence

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Le théâtre des disparus - L'enfance
Le théâtre des disparus - L'enfance

 

Quand vous regardez le mur entier en vous plaçant de face, vous voyez une porte ouverte et sombre. Celle-ci est entourée de propylées obscurs dans leurs niches lugubres. Face à la porte, une grande caisse noire est posée sur le sol. Tout alentour, le paysage baigne dans une lueur blafarde. La scène est d'une étrange rigidité, rien ne semble bouger. Puis petit à petit, derrière le décor lugubre se développe une musique céleste. Une ombre noire, revêtue d'un linceul maudit, se tient muette dans l'encoignure de la porte. Le visage est figé, invisible aux mortels. Le paysage est plongé dans un brouillard blafard ; rien ne remue et aucune vie ne coule.
C'est alors que dans cet état de stupeur, un enfant erre sous les cieux sans soleil. Il s'arrête alors face à la créature. Il se tient raide comme au garde-à-vous sur des sols mordorés couverts de lichens. Il s'agit d'un garçon. C'est cela. Le gamin jette un regard circulaire. Il écoute, mais il n'entend rien. Il regarde, mais il ne voit rien. Le garçon a la sensation d'une chose à laquelle il n'obtiendra une explication que plus tard. L'apparition lui fait signe de la main, le bras froid tendu. « Viens à moi ! N'hésite pas, je t'attendrai sans trêve ; un jour, tu seras juste mien. » Le garçonnet sursaute, car des oiseaux ont jailli de la caisse. Ils volent autour de l'enfant. Ils vocalisent d'abord par des cris stridents, puis ils lancent des appels.
C'est alors que répondant à l'assignation des volatiles, deux orbes jaillissent. Leur phosphorescence solaire éclaire le panorama. Ce sont deux yeux jaunes, sans visage, qui flottent. Deux globes oculaires à pupilles noires qui se mettent à monter et à descendre. Puis subitement, comme si on lui avait ouvert les portes vers un ailleurs imaginaire, la vision factice se disloque et disparaît comme par enchantement. Brusquement, il n'y a plus de mur, plus rien qu'une image sans fond. Tout devient noir.
Alors le cauchemar de Georges cessa. En se réveillant à moitié, le jeune garçon sentit un frisson parcourir son corps. Il transpirait beaucoup. Une forte odeur putride s’exhalait par tous les pores de sa peau.
Il se souvenait de son mauvais rêve. Il avait la sensation d'avoir été plongé dans un gouffre profond dont il avait eu de la peine à sortir.
Il ressentait cette sensation de malaise similaire à celui du dormeur qui se réveille brusquement au milieu de la nuit sans aucun souvenir du lieu où il se trouve.
Il était tôt et il fallait qu'il se rendorme. Mais il avait peur de sombrer à nouveau dans le sommeil et de retrouver la créature inquiétante. Quel sentiment abominable !
Il perçut par la fenêtre un rai de lumière doux et tendre, comme s'il avait été délivré par une mère aimante.
Alors, il comprit que, pour l'instant, c'en était fini du mauvais rêve.
Mais par précaution, il se leva et se rendormit sur une chaise.
Dans la journée, Georges alla goûter chez le curé. Celui-ci était entouré d'enfants de chœur. Le jeune garçon ne put s'empêcher de parler de son cauchemar inquiétant qui avait troublé sa nuit précédente. Tout en jouant avec un chapelet avec ses doigts boudinés, l'homme d'Église demanda :
« Est-ce que vous avez un crucifix au-dessus de ton lit ?
— Oui, monsieur l'abbé. Nous sommes une famille de fervents pratiquants.
— Je le sais, j'entends vos parents tous les dimanches au confessionnal.
— Alors, d'après vous, est-ce le diable qui était dans ma chambre hier ?
Et le prêtre répondit :
— Non, mon fils, ne vous faites plus de souci. Faire des cauchemars est quelque chose de courant à votre âge. C'est uniquement une frayeur nocturne, une « pavor nocturnus », ajouta-t-il en latin. Ce n'est pas grave, mon fils. Le crucifix sur votre couche vous a protégé du mauvais sort. »
Malgré cette affirmation, le prêtre s'empressa de se signer à plusieurs reprises, manifestant son trouble. On ne peut jamais être assez prudent. Près de lui, un enfant de chœur fit entendre un bruit sec qui résonna tandis qu'une odeur d'amadou emplissait la pièce.
Georges pensa aux mystérieux yeux jaunes pendant quelques jours. Puis, il oublia. Mais cette vision reviendra le hanter. Georges ne le savait pas. Moi, je le sais assurément.

#rêve

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Le théâtre des disparus - L'enfance
Le théâtre des disparus - L'enfance

Dans ce temps révolu des années 60, les canaux d'informations étaient peu courants. Cela faisait que la diffusion de l'actualité était beaucoup moins répandue que de nos jours. Dans le quartier de la Grande Cathédrale, la mère Poullard régnait en maître de cérémonie. Tous les habitants la connaissaient. En effet, elle était le vecteur de l'information, celle qui savait tout avant tout le monde. Elle était la libraire attitrée du quartier. Elle avait une grande collection de journaux et de magazines, ainsi que des livres de toute sorte. Physiquement, elle était laide. Elle avait une dermatose sur le visage caractérisé par de nombreuses papules agglomérées en plaque.
Ce matin-là, alors qu'elle discutait avec une cliente, elle vit les frères Roche dans la rue.
« Tiens, voilà les enfants Roche.
— Ce sont de gentils enfants, rétorqua l'autre.
— Eux, de gentils enfants... Eux ? Vous voulez rire. — Puis plus bas — Mais vous ne savez pas qu'ils sont juifs. Elle se signa nerveusement d'une main et se caressa une papule de l'autre.
— Et alors ? demanda la cliente, je rencontre la famille Roche tous les dimanches à l'église. Et le père se confesse à chaque fois. Je peux en témoigner.
— C'est pour la galerie. Ils trompent leur monde, pour moi, à coup sûr, ce sont des israélites camouflés, de faux dévots catholiques. On ne me l'a fait pas. Je vous certifie que Roche est un nom de famille typiquement israélite. On m'a appris à les reconnaître lors de mes études à Sainte-Germaine de la Salle.
— Vous avez quelque chose contre les juifs ?
— Ce sont eux qui ont crucifié Jésus-Christ, notre seigneur. Pauvre de nous, ce sont des déicides. Moi, je vous le dis, avec l'installation de la famille Roche dans notre quartier, c'est le venin du Diable qui lui a été inoculé. »
Elle se signa à nouveau fébrilement et leva les yeux au ciel, comme pour prendre Dieu pour témoin. Elle eut envie d'ajouter « les Roche, ce sont de sales youpins », mais elle s'abstint, car elle ne connaissait pas assez bien son interlocutrice et craignait d'elle une réaction négative. « Méfiance, après tout, cela pouvait en être une, elle aussi, ils sont partout », pensa-t-elle. Dans le doute, elle préféra donc abréger la discussion. Elle augmenta le volume du son de la radio qui jouait Non, rien de rien. Elle jeta alors un dernier regard à Georges et Patrick qui s'éloignaient.

#judéophobie

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Le théâtre des disparus - L'enfance
Le théâtre des disparus - L'enfance

Les frères Roche atteignirent le haut de la rue. Leur insouciance enfantine contrastait avec l'humeur maladive de la libraire Poullard. Ils débutaient leur jeudi de septembre, comme tous les autres jeudis, semblables pour l'essentiel.
« Attends-moi, tu as de grandes jambes, cria Patrick en soufflant.
— Dépêche-toi, minus, je suis impatient, répondit Georges en riant.
— Est-ce que Scalia est là ? demanda Patrick.
— Alain ?
— Oui ! Alain Scalia ! Tu es sourd ou quoi ? s'impatienta Patrick.
— Non, je ne suis pas sourd ! Il ne devrait plus tarder, répondit Georges en souriant. »
Ils attendirent encore quelques minutes, mais à dix heures, Scalia n'était toujours pas arrivé.
Mais qui était ce fameux Alain ? C'était le fils du facteur Youssef. Le gouvernement français avait proposé à Youssef un poste de préposé en reconnaissance des services qu'il avait rendus pendant la guerre d'Algérie. De plus, il avait reçu gracieusement de l'État une télévision, un objet insolite pour l'époque. Ainsi, dans le quartier, Alain était le seul à bénéficier des programmes choisis diffusés par ce qu'on appellera plus tard la télévision française.
La famille Scalia invitait Georges et Patrick à venir visionner les films de la seule chaîne sur son tout petit écran. Pour faire fonctionner l'appareil, il fallait glisser des pièces d'un franc. Les gamins avaient les yeux grands ouverts devant l'écran. Ils trépignaient bruyamment quand l'appareil s'éteignait et se précipitaient alors vers la fente adéquate pour y glisser des pièces afin de relancer l'écran et reprendre leur visionnement passionné. Ils riaient. Une amitié forte les liait lorsqu'ils se serraient sur le canapé face à l'écran magique.
Enfin, Alain rejoignit les deux frères Roche au son de l'accordéon d'André Verchuren qui sortait de la radio nasillarde de la libraire Poullard.
« Désolé pour le retard, les gars. J'ai eu quelques soucis à la maison », s'excusa Alain. Il sentait le parfum bon marché et avait exagéré sur la dose.
C'est alors qu'un écho de voix distinct répondit aux notes des Fiancées d'Auvergne. Au bas de la rue, une voix de mâle de basse chanta en gascon :


« En awan lous ouenous ! en awan la doutzeno !
En awan lous ouenous ! n'ei la paireto pleno !
Qu'en awen per touls lous gous.
Per las brunas e las bloundos !
E par les roundos ? »


« Tiens, c'est le jour de Léonce Rudelle, le vendeur d'œufs frais, dit Georges.
— Le vieux au châtre-bique ? demanda Scalia.
— Oui, nous sommes jeudi, tu le sais. Et les jeudis, c'est toujours omelette à la maison, lui répondit Georges, avec un air de poussin cherchant une tortilla. »
Les trois garçons regardèrent dans la direction d'où venait le son de la voix. Puis l'attention générale se détourna, car ils devaient se concentrer sur ce qui les avait réunis ce matin-là. L'objectif de la matinée pour les trois amis était de monter et de descendre en patins à roulettes une rue pentue du quartier. Elle grimpe perpendiculairement à la place de la Liberté, et vient percer de son dard l'arrière de l'hôtel de ville. Elle ne cesse de se cabrer tout le long de son quart de kilomètre et présente un dénivelé positif de vingt mètres, pour une pente moyenne avoisinant les treize pour cent. Lorsqu'ils gravissaient le raidillon, les véhicules criaient.
La règle pour les enfants était simple : s'élancer du haut, face à l'ancien carmel, et s'arrêter net en bas à l'angle de la place de la Liberté et de la rue d'Embaques. Surtout ne pas passer cette limite, sinon, c'était le carambolage assuré avec une voiture venant en face. Bien qu'ils pratiquassent souvent cet exercice, il ne faut pas croire que cela fût aisé. Ces jeunes prenaient des risques, mais dans le domaine du patinage, les trois garçons étaient des virtuoses. Ce qui n'était pas le cas de leur aptitude pour les études. Ils ne marchaient pas très bien en classe, comme disait la mère Scalia. Ce jour-là, Alain éprouvait une certaine affliction pour le devoir qu'on lui demandait d'effectuer. Il devait présenter le lendemain une rédaction orale autour du sujet que M. Rouquart avait spécifié : « Veuillez rédiger en une page votre vision de l'an 2000. » Bien que la tâche parût simple et courte, elle ne suscitait aucune inspiration chez lui. Aussi saisit-il cette occasion pour poser ses questions à ses amis afin d'espérer trouver quelques inspirations. Toutefois, ce thème ne provoqua pas le meilleur enthousiasme au sein de la jeune assistance ; Georges s'exclama comme si son but était alors de se débarrasser d'un fardeau.
« Voilà ! À mon avis, les hommes auront des vêtements comme dans le passé avec des hauts-de-forme. Ce sera magnifique : les maisons seront rondes et voleront dans le ciel ! Les voitures passeront sous terre. Il y aura des sortes de sous-marins sur coussins d'air avec des formes pointues. — Il termina son intervention par un puissant — Mille Dieux !
En entendant le gros mot prononcé contre le Très-Haut, les joues de Patrick prirent une teinte cramoisie, comme celle de son frère après une solide correction donnée par le père.
— Qu'en penses-tu, Patrick ? demanda Alain au benjamin des Roche.
C'est alors que Georges intervint pour aider son jeune frère.
— Je… Je pense… Que… Que... balbutia Georges,
Scalia rétorqua promptement  :
— Que… Quoi ?
— Que Patrick est trop jeune pour avoir un avis. »
 S'abstenant de toute pointe de discorde, Alain était obligé d'admettre que Georges avait raison. Conséquemment, les enfants convinrent de clore la réflexion sur cette intervention.
Alain remercia ses amis et donna la conclusion de la discussion en une dizaine de mots : « l'an deux mille sera une période riche et fructueuse. »
« Vraiment superbe comme résumé, dit Georges, un peu comme ta télévision. »
Pour le garçon, il n'y avait rien de plus beau que la télévision des Scalia. Naturellement, les autres acquiescèrent allègrement à cette analogie inattendue. À neuf heures, le carillon du carmel sonnait et c'était l'instant nimbé d'un mélange tantôt jouissif, tantôt périlleux : participer à une session de patinage. Ils crièrent des « Un pour tous et tous pour un ! » Puis les trois mousquetaires à patins s’envolèrent alors depuis le bord de la ruelle. Ils grimpèrent et descendirent plusieurs fois la pente. Malgré une mise en garde adressée par Scalia, au moment où commençait le onzième aller-retour.
« Attention ! Un obstacle sur la gauche ! »
Il était déjà trop tard. Ce qui allait arriver était comparable à un cataclysme semblable à celui qu’une bombe atomique eût provoqué si elle était tombée sur Auch.

#patins

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Le théâtre des disparus - L'enfance
Le théâtre des disparus - L'enfance

Patrick venait de heurter Léonce Rudelle, le vieux coquetier et son chien Crados. La bête menaçante, qui ressemblait à un porcelet blanchi à l'eau de javel, aboyait pour intimider les jeunes. Le bâton de marche du vieux tomba sur le macadam, tandis que sur ses vêtements, était déposée une omelette parsemée de blanc et de jaune. Léonce Rudelle était furieux et parla d'un ton rude avec la voix éraillée et basse :

« C'est tiou qu'ils sont sots ces morveux ! Espèces d'idiots sombres ! Vous allez souffrir les morpions pour ça ! Boudu ! Vous allez payer pour ça ! Diable ! Vous allez goûter de mon bâton, grands cèpes ! Je vais vous écaler moi ! »
Le coquetier saisit sa canne avec précipitation et marmonna des insultes qui mélangeaient du sabir gascon et du français populaire. Assénant un rude coup de canne sur les côtes de Patrick, le benjamin des frères Roche pleurnicha et appela au secours.
« Aïe ! Ouille ! Maman, au secours ! Viens m'aider, maman. »
Son frère cria à la cantonade « Allons, fuyons vite ! » Peut-être que l'action de la badine avait suffi à mettre en déroute ces jeunes malandrins. Ceux-ci se dérobèrent. Ils entreprirent une course éperdue avec leurs patins à roulettes, poursuivis par le misérable Crados.
Léonce s'adressa à la buraliste qui s'approchait pour se délecter du spectacle : « Fous-moi le camp de là ! » Ensuite, il l'accabla de reproches, toujours sur un ton menaçant.
« Que viens-tiou faire là, la Poullard ? Te moquer comme d'habitude ! Milas diou ! Espèce de voyeuse ! Fous le camp vieille bique, ou je tiu redresse à coups de bâton... l'emmerdeuse ! Cé tiou un rat qui s'est y entré dans ton crâne, je vé tiu li faire sortir ! Boudu ! Adieu-siat, filh de puta ! »
La buraliste se réfugia dans son échoppe. La radio du magasin diffusait les paroles de Daniela des Chaussettes Noires : « Ô, Daniela, la vie est un jeu pour toi. »
Pour échapper aux crocs de Crados, les enfants se cachèrent derrière un grand camion garé sur la place de la Liberté. Il ne resta plus que leur patience pour supporter un long épisode d'attente. Enfin, l'heure indiquée par l'horloge du carmel afficha midi qui annonçait pour les jeunes le retour au domicile. Cela en valait la peine, car comme chaque jeudi, l'appartement était imprégné des fumets culinaires prometteurs d'une belle omelette hebdomadaire.

#altercation

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Le théâtre des disparus - L'enfance
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Le déjeuner se déroula calmement sous le soleil de l'après-midi. Patrick et Georges dégustèrent une délicieuse omelette aux pommes de terre préparée par Rosa, alors qu'ils avaient encore leurs patins aux pieds. Une heure plus tard, ils se dirigèrent vers les quais du Gers pour la visite hebdomadaire chez leurs grands-parents maternels, en patinant sur le parcours habituel. Mais la promenade paisible du jour fut interrompue par l'histoire de la Résistance, qui s'immisça subrepticement dans la quiétude du quotidien. En passant devant le 13 rue Lamartine, où fut imprimé le texte du Chant des partisans, Rosa leur raconta le passé de cet endroit discret. Cela inspira Patrick à acheter une figurine représentant un petit soldat de plomb.

À leur arrivée chez les Viusa, un homme d'une cinquantaine d'années aux traits sombres, les cheveux clairsemés sur un crâne largement dégarni, les attendait à la porte de l'immeuble. C'était le grand-père. Joseph, tel était son nom, avait l'air pittoresque, mais il dégageait une aura de force qui rappelait celle d'un cheval fourbu. Il avait été élu maire anarchiste de Guixols del Mar par acclamation du peuple et s'était engagé par la suite dans la 26e division de la colonne Durruti en tant que soldat. Après la sévère défaite de la République espagnole, il avait trouvé refuge dans le Gers avec sa femme Mercedes et leur fille Rosa.

#anarchisme

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Le théâtre des disparus - L'enfance
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Rosa, le grand-père et les enfants entrèrent dans une grande salle à manger. Patrick et Georges remisèrent leurs patins à roulettes sous une table. Rosa sortit dans le jardin pour discuter avec sa mère.

Joseph échangea quelques banalités avec les enfants. Soudain, on entendit quelqu'un qui frappait à la porte. Le grand-père fit un pas en avant et demanda :
« Qui est là ?
— C'est Maurice ! Ouvrez-moi ! répondit une voix derrière l'huisserie.
— Je viens ouvrir ! »
Joseph se présenta à l'entrée. Là, il y avait deux hommes. Maurice, un Français à l'accent parisien, et une autre personne plus discrète. Georges l'examina. Il semblait âgé de trente à quarante ans et avait un teint plutôt basané. Quelle pouvait être sa nationalité ? Il pouvait être Argentin ou Espagnol, mais pas Chilien, car son teint n'était pas assez sombre. Un mystère flottait autour de ce bel homme de haute taille, brun de poil.
Mais il avait une particularité sur sa pommette saillante, il portait une balafre d'une dizaine de centimètres sur le côté droit du nez. Il la touchait sans arrêt. Elle paraissait le démanger. Dans son visage, il y avait bien de la souffrance. Il était impossible pour Georges d'en connaître la cause. Moi, je le sais, car je suis moins de rien qu'un devin : une balle de fusil lui avait traversé la joue de part en part à la bataille du Sègre.
Quand Pablo regarda l'enfant, celui-ci détourna le regard. Maurice écarta délicatement Georges qui se trouvait sur son chemin et pénétra avec son compagnon dans le salon.
Joseph engagea la discussion. Il s'adressa au Français, qu'il paraissait connaître.
« Bonjour, Maurice, comment allez-vous ? Avez-vous fait bon voyage depuis Paris ?
— Très bon merci, et en toute discrétion. Je vous présente Pablo, celui dont je vous ai parlé et qui sera notre agent infiltré en Espagne.
— Buenos dias, je vous attendais, dit Joseph en tendant la main à l'inconnu.
— Nous voici pour l'opération Blanco, murmura Maurice à voix basse, je ne veux pas prendre de risque. Peut-on parler en toute sécurité ?
— Oui, j'ai pris mes précautions. J'ai tout mis en œuvre afin que votre visite demeure secrète ; soyez assurés qu’aucun indiscret ne sera informé de notre conversation. »
Le grand-père demanda aux enfants de rejoindre Rosa dans le jardin. Il leur expliqua que c'était une discussion entre adultes et que cela ne les intéressait pas. Les deux frères firent ce qu'il leur avait été demandé.
Une fois qu'ils furent sortis, Joseph s'adressa aux deux hommes.
« Nous pouvons parler sans crainte maintenant.
— Ah, très bien. Comme convenu, je laisse Pablo et vous mettre au point l'opération Blanco. Je vais rendre visite à ma mère. C'est ma couverture, reprit Maurice avec un sourire. Je reviendrai rechercher Pablo dans deux heures.
— Je crois que nous aurons terminé. Vous ne voulez pas prendre un café ou un verre de brandy Foundador avant de partir ? demanda Joseph.
— Non, merci, je dois y aller, répondit Maurice.
— Et vous, Pablo  ? — Celui-ci fit oui avec la tête. Il lissa le pli de sa chemise et se retoucha le visage. — Mes sincères salutations à votre mère, dit Joseph à Maurice en le raccompagnant à la porte.
— Je n'y manquerai pas, à tout à l'heure. Travaillez bien.
— À tout à l'heure, Maurice. »
Le Français sortit aussitôt de l'appartement. Pablo était immobile comme un hibou. Il n'avait rien dit depuis le début et fixait Joseph de ses yeux perçants.

#espionnage

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Georges entra dans le jardin puis revint sur ses pas. Il se mit contre la porte et colla son oreille au trou la serrure. Il écoutait la discussion.

« Vous souhaiteriez retourner en Catalogne, Joseph ? demanda Pablo d'une voix douce. Je sais que vous êtes un amateur de corridas. Cela doit vous manquer.
— Pour l'instant, c'est difficile. Ce pays me manque, comme vous le dites, en effet. J'espère y revenir lorsque le contexte sera plus favorable.
— Pablo, reprit Joseph, l'affaire qui nous rassemble est sérieuse ; asseyons-nous et parlons.
— C'est une affaire sérieuse, j'en conviens. Je vous écoute, je suis venu pour cela, répondit Pablo.
— Nous avons un ami de la cause qui vous attend à Madrid : c'est un patron de presse. Il vous embauchera dans son entreprise. Ce sera votre couverture. Vous serez un ouvrier du livre sous une fausse identité, bien entendu.
— Cela marche, je connais ce métier.
— C'est pour cette raison qu'on vous a choisi.
— Bien.
— Voilà, vous aurez à… »
Joseph s'arrêta de parler. Il y eut un long silence entre les deux hommes. D'évidence, le sixième sens l'avait prévenu qu'une oreille indiscrète les écoutait. Quand on mène une double vie secrète, on se trouve rapidement des réflexes de bêtes traquées. On est comme aux abois. Joseph se leva et s'approcha de porte du jardin qu'il ouvrit d'un coup. Georges fut surpris par la vivacité de l'action.
Joseph regarda sévèrement l'enfant et d'un ton mystérieux et sentencieux, il lui demanda de ne plus épier leur discussion et de rejoindre son frère et sa mère au fond du jardin. Celui-ci obéit. Le petit garçon referma la porte et laissa les adultes seuls, discutant à voix basse, en espagnol, comme des conspirateurs. Quelque temps plus tard, Maurice revint chercher Pablo et les deux hommes disparurent.
Pour Georges, la fin de la journée fut placée sous le signe de l'irritation de ne pas connaître tous les petits secrets de Joseph. Tandis que le soir, il regagnait sa chambre, il ruminait tout ce qu'il avait entrevu et regrettait de n'avoir rien compris. Il était impatient de connaître le fin mot de cette histoire.
Georges conservera en mémoire l'image de l'homme à la balafre. Il est judicieux de ne pas ranger au placard les souvenirs qui vous marquent. Pablo recroisera la route du garçonnet, devenu adolescent, quelques années plus tard. Mais cela est une autre histoire que je vous conterai.

#espionnage

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#peugeot404

#peugeot404

René a saisi les occasions professionnelles offertes par la presse quotidienne pour se reconvertir dans différents métiers.

Il ne restait jamais en place et aimait changer d'emploi. Il est passé par plusieurs professions : comptable, commerçant, ouvrier…
Il souffrait de plus en plus d'une maladie intestinale qui ne faisait que s'aggraver avec le temps. Il avait consulté beaucoup, mais les spécialistes ne trouvaient pas la cause du mal. Pour oublier un peu sa souffrance, René avait trouvé un moyen d'occuper son esprit. Il organisait des voyages en voiture avec sa famille tous les jours dans la campagne environnante. Cela lui permettait de se changer les idées.
Ces périples étaient devenus une obsession pour lui. Il avait bien senti au début que les enfants étaient curieux de découvrir les paysages environnants. Mais il comprit vite que les itinéraires répétitifs finissaient par les ennuyer. Il avait trouvé une phrase magique qui permettait de répondre aux sollicitations de Georges et Patrick.
À chaque question ou exaspération du type :
« Quand allons-nous arriver ? Allons-nous nous arrêter bientôt ? Où sommes-nous ? Je suis malade !
Le père, exaspéré, leur répondait :
— Si vous vous ennuyez, regardez le paysage qui nous entoure. »
Cependant, un enfant, cela aime jouer. Et comme l'espace de l'habitacle était réduit, ils avaient inventé un jeu consistant à se pincer mutuellement chaque fois qu'une voiture rouge les croisait. Au retour, ils comptaient les bleus qui tatouaient leurs bras et établissaient un classement.
Ainsi, d'heure en heure, de jour en jour, de mois en mois, le temps s'écoulait lentement tandis que la jeunesse de Georges et Patrick s'envolait et inéluctablement les pincements en voiture cessèrent petit à petit, l'apathie les envahit.
Ils supportaient sans rien dire le calvaire quotidien. Les deux garçons aspiraient à passer à l'étape suivante de leur vie, c'est-à-dire d'enterrer l'enfance pour aborder l'adolescence.

#voyageenvoiture

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